Au milieu des années 40, Médard fait l’acquisition de la bande de terrain en contrebas de la falaise allant jusqu’au fleuve. Avec l’aide de ses enfants, il le transforme graduellement en bocage, en y construisant de petits chalets et un atelier. Il en fera rapidement sa bulle, sa zone privée chargée de symboles où il fait bon se réfugier quand il y a trop de visiteurs. Et surtout il y a le fleuve tout près, car même devenu un sculpteur prospère et un père de famille, Médard entend encore la mer lui parler de sa jeunesse.
Un escalier vers la tranquillité
Au milieu des années quarante, Médard Bourgault est au sommet de sa carrière. Il est désormais connu, les commandes affluent, en provenance principalement d’une Église catholique qui jettent ses derniers feux et construit encore, sans trop savoir que ce sont ses derniers monastères, chapelles et églises paroissiales. De nombreux visiteurs s’arrêtent pour voir le sculpteur à l’œuvre dans son atelier.
Médard, le fils du pays tranquille, apprécie certainement de pouvoir vivre de sa gouge, mais en même temps il lui arrive de trouver qu’il y a un peu trop de gens autour de lui qui brouillent ses rêveries créatrices et bouleversent sa tranquillité. Il va donc se créer un refuge qui ne sera accessible qu’à un cercle très restreint de proches.
Au printemps 1946, il achète une bande de terrain le long du fleuve sur une largeur équivalente à son lot actuel en haut de la falaise. Comme il n’y a pas de chemin d’accès direct entre le haut et le bas de cette falaise, il fait effectuer de travaux de dynamitage pour construire un escalier plutôt tortueux et aux marches tout à fait inégales, qui incite naturellement à la prudence[1].
Au départ, l’escalier ne mène en bas qu’à un champ de patates, au mieux à un pacage. Mais Médard d’autres projets que l’agriculture. Ses enfants les plus âgés sont en âge d’aider; il y a de la main d’œuvre et elle est motivée.
J’ai planté les premiers érables printemps 1946, le long de la falaise et du bosquet nord et les ormes et quelques épinettes et érables printemps 1947. J’ai commencé à construire le camp le même printemps, mois de mai; construit sur charpente et lambrissé, est couvert en croûtes de cèdre et lambrissé en pierres. (Journal, p59) [2]
Deux petits chalets vont surgir du sol dès les premières années. La tradition familiale les a nommé « chalet du sud » et « chalet du nord » mais ils acquièrent rapidement deux fonctions symboliques différentes.
Chalet du nord, la bulle
Le chalet du nord, plus petit, est immédiatement en bordure du fleuve et a une vue imprenable sur les îles des Piliers et de la Roche-à-Veillon. Il est de plus doté d’un petit foyer en pierre des champs, ce qui prête très bien à des soirées de rêverie créatrice ou nostalgique, seul ou avec des proches.
Médard y emménage bientôt des objets chargés de sens, des souvenirs et quelques œuvres anciennes qu’il a conservées. Dans son journal, un soir où il est en verve, il détaille chacun des objets, qui lui parle de temps révolus et de sa communauté.
L’armoire dont les panneaux sont de mes premières œuvres en sculpture, sculptée vers 1923 ou 1924. Les panneaux des autres armoires sont des échantillons de stations de chemins de croix dont je ne me sers plus.
La statue de la Vierge, au-dessus de la porte nord, a été sculptée à l’hiver 1925. Le crucifix, à l’hiver de 1947 et 1948. Au-dessus du foyer, «Le Christ à la larme de sang», sculpté dans une loupe d’érable en 1947. La petite statue de la Vierge sculptée par Raymond 1947. «La Vieille Paysanne» de Julien vers 1944. «La Vieille Maison» par Raymond, 1945. «Le Vieux Four à pain» par Raymond 1945. Le relief «La Goélette» par Claude, 1946.
Les vieux chandeliers m’ont été donnés par Antonio, mon frère, qui les a hérité de son beau-père Baptiste Moreau de Saint-Aubert. Ces chandeliers de provenance de la famille Têtu des Trois-Saumons. Les bougeoirs; un vient de Pierre Barre, dit «Jambarde», que j’ai eu quand j’ai acheté sa maison après sa mort, la mort d’Elmire Ouellet, sa femme. L’autre bougeoir (celui de cuivre), vient d’une famille Pelletier de Saint-Roch des Aulnaies, ainsi que les moules à chandelles, et la vrille et une vieille torchère.
Les sabots m’ont été donnés par Antonio; ils ont appartenu à Alexandre Bourgault père. La roche dite «Tomoak»; j’ai trouvée à marée basse ici. L’autre massue a été trouvée par Antonio au Pilier. Le fanal vient de la Roche-à-Veillon à l’avant du Pilier. Ce fanal a appartenu à un nommé «Tranquille», premier gardien de ce petit phare. Les chaines qui le retiennent viennent du Pilier. (Journal p 59) [2]
Et ainsi de suite sur plusieurs pages.
Nombre de ces objets ne sont plus là aujourd’hui, emportés par les aléas du temps et de la vie, mais il en reste encore assez pour sentir la présence du sculpteur rêveur.
Le chalet du nord est un lieu de recueillement, de méditation et de rêverie, un lieu de paix. Sa bulle de pierre au bord du fleuve.
Aujourd’hui 28 (novembre), j’ai allumé le foyer. La neige qui est tombée la semaine dernière est presque toute fondue. […] C’est bien tranquille ici. Il n’y a que le bruissement du vent et de la mer et le pétillement du feu dans le foyer. Ça me fait souvenir le temps de ma jeunesse; pleine de bonheur et de beaux rêves, les débuts de ma navigation. Il était bien beau ce temps où les voiliers de toutes sortes sillonnaient le fleuve par de belles brises de vent du nord comme aujourd’hui. Voir monter ou descendre ces belles voiles penchées sur la force de la brise. Il était beau ce temps où le chant du vent dans les gréements, parfois joyeux parfois lugubre, le chant du gouvernail qui nous annonçait le vent nord-est. […]
J’ai planté encore quelques peupliers cette semaine. C’est bien tranquille au camp; cette petite demeure de paix. Ceci me rappelle le temps passé dans l’automne de 1918 au Pilier, alors que j’étais seul. Francoeur (Eugène Leclerc) avait la grippe espagnole et il était à terre. J’ai passé un mois seul et le reste avec Henri Ouellet (fils d’Alfred Ouellet). Je ne les ai trouvés qu’à ma cabane ces beaux temps de paix et de solitude. Paix du corps et de l’âme. (5 décembre 1948, Journal, p 62) [2]
Chalet du sud
Le “chalet du sud” est pour la famille. Il est plus vaste, avec une chambre et une salle à manger, et une vraie cuisine où on trouve même un poêle en fonte[3]. Il est le lieu de belles journées, de moments certainement mémorables, mais il n’apparaît pour ainsi dire pas dans les écrits de Médard. Sans doute est-il dès sa construction ressenti comme d’une nature plus utilitaire que chargée de symboles.
Initialement, il semble avoir été surtout le projet des fils « Le camp à Fernand commencé été 1948», ou, plus loin, « le camp des gars ».
Le bocage
Médard aime les arbres. Beaucoup. Presque autant que le personnage de Giono. Il plante, dès l’automne de 1948, érables, épinettes, cèdres, arbres fruitiers, chênes et frênes, pimbinas… Dans sa créativité, et en catholique très croyant, il va même dédier certains arbres à ses saints favoris :
Un de ces érables près de deux chênes sud-ouest, est celui de la Sainte-Vierge et un frêne, côté est de la descente. Le premier est l’arbre aussi de la Sainte-Vierge (l’est du chemin de pied qui se continue vers le camp). Le premier chêne ouest, celui de Saint-François, et celui de l’est, est de Saint-Joseph. (Journal, pp 60-61) [2]
L’étang et les sculptures mythologiques
Un petit étang est creusé devant le chalet du sud et entouré d’arbres, cèdres rouges et épinettes rouges. Une petite île au milieu permettra plus tard d’y installer une sculpture. Il ne reste aujourd’hui plus d’étang mais on en voit encore la trace au sol sous la végétation victorieuse. Des rosiers que Médard avait planté près de son étang ont cependant résisté à l’épreuve du temps.
Ces sculptures ornementales extérieures ne tarderont pas à s’implanter dans l’univers de ce qu’on appelle désormais « la grève », dès la fin des années quarante et surtout durant la décennie suivante : L’ange des mers, gardien du grand fleuve ; Les 3 grâces, sculptées dans une pièce de quai ramassée sur la grève ; Tronc au corps de femme ; etc.
À mesure que sa carrière avance, autant à cause d’une baisse graduelle de la demande en art religieux que parce qu’il ose désormais s’affranchir davantage des codes et convenances de son milieu, Médard invente ou réinvente à sa manière tout un légendaire personnel, parfois seul mais parfois aussi avec son frère Jean-Julien[4]. On suppose que c’est dans cette ambiance que serait née un bon soir la légende de la Coureuse des grèves, cette femme mythique et insaisissable qui ne donnait son amour qu’aux marins de passage. Un célèbre restaurant local en porte le nom aujourd’hui.
Une autre pièce sculptée de cette veine créatrice est la magnifique porte de l’atelier de la grève. Une fois les deux petits chalets terminés, Médard choisit de s’installer un atelier près du fleuve, pour pouvoir travailler “à la grève” loin des visiteurs et des touristes. Un troisième bâtiment surgit donc du sol, tout petit, quasiment une mignonne maison de lutin, mais il suffit pour pouvoir y travailler en paix. Et malgré son rôle utilitaire, il ne manque pas de grâce : une figure de proue en orne le pignon ouest, et une magnifique porte dans la veine mythologique en ferme l’accès. De même facture que les deux chalets (une simple structure de bois lambrissée de pierres des champs), l’atelier occupe le milieu du terrain, à la fraîche, sous les arbres, ce qui permet de s’installer dehors pour travailler si la température s’y prête[5].
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La transition qu’a apporté les années est étonnante. Ce petit pré herbeux aux odeurs de la mer toute proche est devenu un domaine intime, une bulle de verdure imprégnée de la touche si personnelle de Médard et de sa famille.
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Le temps a passé, inexorable, imperturbable.
Les arbres ont grandi, cherchant la lumière toujours plus haut, et, les soirs de tempêtes, leurs racines sont souvent bien violentes avec la maçonnerie des petits chalets. Certains ont dû être abattus, vaincus par les vents et les longs hivers. L’étang s’est ensablé puis a été envahi par la végétation. En bord de mer, les grandes mers d’équinoxe viennent frapper de plus en plus près à chaque année. Les œuvres de bois qui ornaient le site ont subi les avanies du temps; par prudence, on les a mises à l’abri et elles ne sortent plus guère que pour les jours de fête et pour la visite.
Mais il subsiste en ces lieux une atmosphère unique invitant à la rêverie, où les ombres du passé, paysans de jadis, coureuse des grèves, marins de grands voiliers ou anciens amalécites, s’invitent au coin du feu pour raconter ce minuscule coin de terre et sa si riche histoire. Et comme le dit le poète:
Il faut les écouter.
C’est parfois vérité
Et c’est parfois mensonge…
Mais la plupart du temps
C’est le bonheur qui dit
Comme il faudrait de temps
Pour saisir le bonheur
A travers la misère
Emmaillée au plaisir
Tant d’en rêver tout haut
Que d’en parler à l’aise [6]
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